Les Québécois de confession musulmane : une menace ou une chance pour le Québec? Entrevue avec Monsi
- Mrani Moulay Rachid
- 9 févr. 2016
- 14 min de lecture

Notre invité Monsieur Jean Dorion est un sociologue qui a été attaché politique du ministre de l’Immigration Jacques Couture, directeur de cabinet du ministre Gérald Godin, agent de liaison avec les communautés culturelles, président de la SSJB de Montréal, délégué général du Québec à Tokyo et député du Bloc québécois.
Il est également président de "Indépendantistes pour une laïcité inclusive" et auteur du livre : INCLURE. Quelle laïcité pour le Québec, aux éditions Québec-Amérique.
Entrevue réalisée le 6 juin 2015
Actuellement, les musulmans vivant au Québec font partie de la deuxième et la troisième voire la quatrième génération de citoyens issus de l’immigration. Cette longévité les a aidé à sortir des anciens systèmes de communautés immigrantes fermées vers plus de visibilité et plus de contribution à la vie sociale, économique et culturelle de leurs pays d’accueil. Cette réalité suscite beaucoup d’inquiétudes chez une partie de la société qui ressent un malaise identitaire vis-à-vis de certaines expressions religieuses de l’islam au Québec. Un malaise qui s’est traduit dernièrement par la Charte des valeurs et les débats très émotifs qui l’ont accompagné.
Aujourd’hui, même si la Charte n’est plus d’actualité, l’islam est toujours à la Une des médias et des discours politiques, des fois en raison d’évènements internes et très souvent à cause de l’actualité internationale.
Dr Moulay Rachid Mrani revient, avec son invité Monsieur Jean Dorion, sur la présence des musulmans au Québec, sur les causes et les conséquences de la Charte des Valeurs et sur les mécanismes du vivre-ensemble auxquels doivent participer toutes les communautés de la Belle province.
M-R.M- Pour commencer, ma question sera très générale. Vous avez une longue expérience politique au Québec et vous avez vu des vagues d’immigration se succéder au Québec. Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe aujourd’hui avec les immigrants de confession musulmane?
J.D- Je pense que l’une des données fondamentales, derrière les difficultés que nous connaissons, c’est qu’auparavant, le Québec francophone n’intégrait pas les immigrants. Les immigrants jusqu’aux années 70 restaient pour l’écrasante majorité en marge du Québec francophone. Ils n’étaient pas dans nos écoles ni dans nos autres institutions. La religion occupait beaucoup d’importance chez ceux qu’on appelait les Canadiens français et ces immigrants n’étaient pas de la même religion que les Canadiens français en général. Même ceux qui étaient de la même religion comme les Italiens, ils étaient à l’école anglaise, avaient leurs propres églises et vivaient en grande partie en marge de la société francophone. Par conséquent, les occasions de choc culturel n’étaient pas très grandes. Avec la loi 101, on a intégré les immigrants dans nos écoles, leurs enfants grandissent avec nos enfants, les parents se mêlent davantage à nous. Il y a des gens qui ont du mal à s’habituer à cette nouveauté et à l’idée de faire des accommodements. Il y a aussi je crois, et ça depuis la conquête anglaise de 1760, le sentiment que nous avons une culture différente par rapport à tout le reste de l’Amérique du Nord, et que c’est un combat de chaque génération que de la maintenir. L’arrivée de certaines personnes qui, sur des questions comme la religion, ont des façons de voir très différentes et le manifestent ouvertement, par leurs vêtements dans certains cas, il y a des gens qui voient ça comme une menace.
Aussi, depuis quelques années, il manque un leadership de qualité, à mon avis, à la CAQ comme au parti Québécois, les deux partis qui se partagent la grande majorité des électeurs francophones. Dans le cas du PQ, il y a eu un abandon graduel de l’idéal exigeant sur lequel a été fondé ce parti-là, au bénéfice de préoccupations électorales pour les six mois, ou les quatre années, à venir. Il y a des gens dans la direction péquiste qui ont estimé que ça pourrait être utile d’exploiter les peurs de la population. Je ne parle pas de Monsieur Péladeau parce qu’il n’a pas encore fait ses preuves et on va voir, mais au parti Québécois, depuis l’arrivée de madame Marois à sa tête, on a eu affaire à des dirigeants qui n’ont pas de perspectives historiques, qui ne voient pas les choses à long terme et qui ont des préoccupations essentiellement électorales. Je soupçonne que certains leaders ne croient plus aux idéaux qui ont amené la fondation du PQ, se méfient des jeunes indépendantistes et, de façon consciente ou inconsciente, cherchent simplement à se rabattre sur un électorat plus âgé, pour détenir le pouvoir provincial. Alors ça a donné les résultats qu’on voit : la conjugaison entre l’inquiétude identitaire des uns et les préoccupations électorales des autres a donné la Charte des Valeurs.
M-R.M- On assiste aujourd’hui au développement d’un discours qui laisse entendre que les musulmans du Québec ne s’intègrent pas assez dans la société québécoise et refusent les valeurs occidentales. Et ce discours propose soit de les écarter, soit de les assimiler. Ces propos font peur aux musulmans et les poussent au repli et à la suspicion. À votre avis, pourquoi par exemple l’immigration maghrébine francophone qui partage plusieurs points communs avec le Québec se sent-elle visée par les politiques du Parti Québécois ?
J.D- On n’a pas de leadership visionnaire qui cherche à intégrer les composantes anciennes et nouvelles de notre population. Moi, personnellement, je crois que les musulmans étaient, jusqu’à la Charte, une clientèle naturelle pour le Parti Québécois. Il y avait moyen de faire appel à des expériences historiques un peu semblables aux nôtres dans leurs pays d’origine. Il n’y a pas, je l’ai écrit d’ailleurs dans mon livre INCLURE, il n’y a pas entre les Maghrébins et nous le filtre déformant des médias anglophones. En général les Maghrébins lisent les mêmes journaux que les Québécois francophones, regardent la même télévision, etc. Donc, le travail de dévalorisation du Québec français auprès des immigrants poursuivi par certains médias anglophones n’est pas efficace du côté des Maghrébins. Et ces Maghrébins ont vécu l’expérience de la colonisation et savent ce que c’est que l’humiliation culturelle. Ils la vivent en France aussi. Ils sont plus capables que d’autres de comprendre nos préoccupations collectives. Ce fut donc une erreur tactique catastrophique que cette Charte des valeurs, car même des maghrébins moins religieux et des musulmanes qui ne portent pas le foulard se sont solidarisés avec les femmes qui le portent.
M-R.M- On entend très souvent que l’islam n’est pas conforme aux valeurs québécoises. Pensez-vous qu’il y a des espaces de rencontre entre les valeurs de l’islam et celles du Québec?
J.D- Le mot islam est susceptible de mille définitions parce que les musulmans eux-mêmes ne voient pas tous la religion de la même façon; de même, chez les chrétiens, il y a toutes sortes de conceptions du christianisme. Là je parle des gens qui sont croyants, en plus il y a des gens qui ne sont pas croyants, il y a des gens qui ne sont pas pratiquants. Il y a donc une immense diversité des deux côtés. Comment peut-on dire l’islam est comme ceci ou comme ça? Parce qu’il y a plusieurs sortes d’islam.
Les valeurs des musulmans que je connais et que j’ai fréquentés, ça ressemble un peu aux miennes. Moi je ne suis pas religieux, je suis assez typiquement québécois là-dessus, mais je suis pour le respect du prochain, l’amour du prochain, l’acceptation de la différence, la tolérance. La plupart des musulmans, à commencer par la plupart des croyants et des pratiquants, partagent ces mêmes valeurs, quoi qu’on dise.
M-R.M- Il est évident qu’une ouverture de dialogue entre Québécois non musulmans et Québécois musulmans s’impose si l’on veut construire une meilleure société pour nous et pour nos enfants. Pensez-vous qu’il y a chez les musulmans du Québec assez d’ouverture pour participer au vivre-ensemble?
J.D- J’ai assisté à une grande assemblée contre la Charte, au Palais des Congrès, composée en majorité de femmes, beaucoup portant le foulard et d’autres pas, au Palais des Congrès. À un moment donné un des orateurs a pris la défense des homosexuels et la foule a applaudi, y compris les imams. Bon je me suis demandé si les imams comprenaient tous bien le français. Mais le reste de l’assistance, manifestement, le comprenaient en général parfaitement.
Je pense que chez les musulmans comme chez les chrétiens la conception de la religion varie d’un individu à l’autre. C’est peut être d’autant plus vrai chez les musulmans que l’islam n’a pas un pape infaillible à sa tête, et les gens sont plus portés à penser par eux- mêmes et à chercher leur voie à travers la lecture des textes, lesquels textes sont interprétés de façon très diverse.
Je pense aussi que quand les choses vont trop mal au niveau terrestre les gens se réfugient dans les consolations célestes. Mais quand des immigrants de n’importe quelle religion s’installent ici, achètent une maison, payent l’hypothèque, s’achètent une auto et envoient leurs enfants à l’université, les préoccupations célestes peuvent rester mais deviennent moins obsessives et donc les terrains de rencontre avec la population d’accueil dans les multiples préoccupations de la vie quotidienne, se multiplient.
M-R.M- Selon vous, existe-t-il un lien entre la crise économique et ce type de mécontentement envers les communautés musulmanes du Québec?
J.D- Oui et non parce que la situation économique au Québec en ce moment n’est pas très mauvaise. Elle était bien pire dans les années 70. Moi, je me rappelle que l’enjeu politique numéro un à l’époque, c’était le chômage. On ne parle pas beaucoup de chômage en ce moment. Chez les musulmans oui, mais chez les Québécois de souche on rencontre relativement peu de gens qui disent « ça fait vraiment longtemps que je cherche partout et je ne trouve pas de travail ». Leur situation n’est pas très mauvaise et ils n’ont pas à craindre que des immigrants leur enlèvent des jobs qu’ils occupent déjà eux-mêmes. C’est différent pour beaucoup de Maghrébins. Bien souvent, ces derniers se contentent d’emplois que nous ne voulons pas exercer nous-mêmes.
M-R.M- Il y a beaucoup de jeunes musulmans au Québec qui préfèrent faire leurs études en anglais pour avoir plus de chance de trouver un travail ailleurs.
J.D- Ce n’est pas nécessairement parce qu’il y a moins de discrimination ailleurs. Et n’oublions pas qu’il y a plus d’actes haineux commis envers les minorités à Toronto ou à Calgary qu’à Montréal. Mais, ces dernières années, il y a eu plus d’opportunités d’emploi en Alberta qu’au Québec parce que l’économie se développait plus vite là-bas que chez nous (autrefois, l’économie ontarienne était vraiment dynamique, mais maintenant, là-bas, c’est un peu comme ici). Il reste à voir comment les attitudes envers les immigrants vont évoluer en Alberta avec la crise économique qui se profile dans cette province. Cela dit, je suis prêt à reconnaitre qu’il y a au Canada anglais moins d’obsession identitaire. Les Canadiens anglais sont confiants en leur capacité d’intégrer les immigrants, en particulier linguistiquement, et l’histoire prouve qu’ils ont raison. Au Québec, la preuve reste à faire.
M-R.M- On entend très souvent parler de l’interculturalisme et du multiculturalisme en tant que systèmes de gestion du pluralisme culturel et religieux. Y a-t-il une différence entre ces deux préceptes dans le processus d’intégration des immigrants musulmans au Canda ?
J.D- Moi j’ai tendance à percevoir l’interculturalisme comme un autre mot pour désigner en partie la même chose. Il y a une différence dans la théorie mais dans les faits l’interculturalisme repose sur l’acceptation des différences culturelles et la conviction qu’elles doivent être respectées. Cette idée existe aussi au Canada anglais sous le nom du multiculturalisme. La principale différence, évidemment, c’est que les interculturalistes Québécois insistent sur le cadre politique, qui doit être québécois plutôt que canadien, et sur la promotion du français comme langue publique commune. Au Canada anglais, cette promotion de la langue publique commune est plus passive, étant donné que l’anglais s’impose à ce titre sans aucune concurrence sérieuse. Cela dit, il n’y a pas que des interculturalistes au Québec; certains, par insécurité, vont beaucoup plus loi en souhaitant l’imposition par la coercition d’une culture commune. Ils ne comprennent pas que, dans les faits, on risque ainsi d’obtenir un résultat contraire à celui recherché. Dans les faits, au Canada anglais, où on est plus libéral face aux différences, les gens s’assimilent plus vite et dépassent leurs différences plus vite. Il n’y a rien comme les mesures répressives et les interdits pour entretenir les particularismes et exacerber le sentiment communautaire.
M-R.M- Les québécois de confession musulmane se posent beaucoup de questions sur certaines contradictions entre les textes et les valeurs d'ouverture et de respect du Québec, et certains discours des médias et choix politiques invalidant cette supposée tolérance.
À votre avis, est ce que les médias participent, d’une façon ou d’une autre, à l’alimentation de ces contradictions?
J.D- Je vais vous dire une chose : les appréhensions de monsieur et madame tout le monde sont tout à fait compréhensibles. Ce qu’ils voient de l’islam et ce qu’ils voient aux nouvelles à la télévision le soir, ce n’est pas toujours rassurant. Moi, je ne suis pas de ceux qui tapent sur la population parce qu’elle a peur; ce serait idiot de faire ça. Cependant, il y a des gens dans certains médias qui devraient savoir mieux et être capables de voir un peu plus loin et leur rôle serait de rappeler à la population que l’islam, et surtout l’islam du Québec, ce n’est pas ce qu’on voit par la télé en Syrie ou même en France. Et qu’on peut s’inquiéter des agissements de certains individus mais qu’on n’a pas à s’inquiéter des musulmans québécois en général. Et cette éducation, certains dans les médias ne la font pas à mon avis parce qu’ils trouvent que c’est plus payant, en terme de tirage et de cote d’écoute, d’entretenir les peurs. Je ne parle pas de tous les journalistes, chaque personne est un cas.
M-R.M- Comment imaginez-vous le vivre-ensemble : est-ce que vous pensez que les peurs actuelles sont momentanées, à l’image des précédentes expériences vécues par les autres communautés d’immigrants au Québec, l’exemple des Italiens et des Juifs?
J.D- Moi, j’espère que oui. On ne voit plus nos concitoyens d’origine italienne ou japonaise comme on les voyait en 1940. Le problème c’est l’actualité internationale, qui crée beaucoup d’appréhensions. Mais l’effet est mixte : le débat qui l’accompagne permet par contre à la population de faire graduellement certaines distinctions. Je n’ai pas vu de sondage récent sur la perception de l’islam au Québec, mais mon sentiment est que tous ces évènements internationaux nous apprennent des choses. Les gens distinguent maintenant un peu plus les intégristes et les islamistes des musulmans en général et c’est une distinction qui ne se faisait pas beaucoup il y a deux ans. J’ai vu un sondage en France qui montre que l’affaire Charlie Hebdo -- dont on croyait qu’elle allait polariser encore plus les Français – a eu le résultat opposé : il y a un pourcentage plus élevé de Français maintenant qu’avant l’attentat de Charlie Hebdo qui estiment qu’il ne faut pas faire l’amalgame entre les musulmans et les intégristes. Donc je pense que les débats et les discussions que nous avons produisent quelque chose. Regardez ce qui s’est passé au Parti Québécois où on a vu Alexandre Cloutier se dissocier clairement de la Charte durant la course à la chefferie. Il l’avait fait à l’intérieur du Parti en 2013, mais il n’avait pas osé afficher son désaccord publiquement. Jean-François Lisée a estimé que le PQ a perdu beaucoup d’appuis avec la Charte parmi les jeunes, les intellectuels et les communautés culturelles. Martine Ouellet a constaté qu’elle a fait fuir les jeunes du PQ dans son comté. P.K. Péladeau qui, dans un premier temps, appuyait la prohibition des signes religieux dans l’emploi public, a décidé dans un deuxième temps de la limiter aux policiers et aux juges (comme proposé par Bouchard-Taylor), et aux enseignants. Je ne suis pas d’accord pour ce qui est des enseignants. Et même pour les policiers et les juges, je ne sais pas ; c’est sûr qu’un policier, c’est quelqu’un qui agit vite quand il use de la force, donc il doit avoir un très, très haut degré de neutralité apparente. Pour éviter qu’un juif par exemple estime qu’une policière musulmane portant le foulard l’a arrêté parce qu’il était juif. Le poste de juge exige aussi un très, très haut degré de neutralité apparente. C’est à discuter. Pour les enseignants, je suis en désaccord total avec Péladeau. Moi, je suis content que mes enfants aient eu affaire à des enseignants musulmans parce que ça leur a appris à traiter avec la différence et à voir la commune humanité entre ces personnes-là et nous-mêmes, qui ne sommes pas musulmans. Moi, je réclame le droit pour mes enfants d’être en contact avec cette réalité. Mais cela dit, même si je ne suis pas d’accord avec Péladeau sur ce point, je constate qu’entre les quatre leaders que j’ai mentionnés, d’une part, et Drainville d’autre part il y a un grand écart. Il se peut que ce soit purement par opportunisme que Péladeau a évolué mais même si cette évolution ne représentait qu’un désir de suivre l’évolution de l’opinion publique, ce serait déjà cela de pris.
Si on regarde le rôle de son empire de presse dans cette crise-là, il était très désastreux c’est sûr, mais je crois sentir une petite évolution, avec plus de diversité chez les blogueurs et les chroniqueurs du Journal de Montréal. Ailleurs dans la société civile aussi, ça va mieux. Prenons le cas de la Société Saint-Jean-Baptiste : à la fin de 2013, elle a appuyé la Charte. Membre du Conseil général (son conseil d’administration), j’ai voté contre l’appui à l’article 5 (bannissant les signes religieux dans les emplois publics), mais cet appui est passé par huit voix contre six. Il y avait donc déjà une assez forte division. Il ne faut pas se braquer contre les huit membres favorables, parce que plusieurs d’entre eux ont évolué depuis. S’il y avait un vote sur le même sujet au C.A. de la société Saint-Jean-Baptiste présentement, je pense que ça ne passerait plus. Comme dans le cas de toute évolution de positions politiques, il y a dans ce cas-ci un mélange de plusieurs facteurs : meilleure information, réflexion mais aussi intérêt politique. Car l’échec du projet de charte du PQ et sa défaite électorale ont déclenché une réflexion. Comme on dit parfois, la crainte est le commencement de la sagesse. Quand on constate que sa position idéologique n’est pas avantageuse, on est plus porté à se poser des questions que quand elle rapporte. Et on finit parfois par conclure que non seulement elle n’est pas payante mais que, dans le fond, elle n’est pas bonne, point.
M-R.M- On voit bien qu’il y a une assez forte division au sein de la société québécoise vis-à-vis de la question de l’islam et de la présence des communautés musulmanes au Québec. Le rapport des jeunes à la diversité est différent de celui des plus âgés. Croyez-vous que ces différences entre les générations sont en mesure de faire évoluer les choses?
J.D- Effectivement. Il y a plusieurs raisons à cela. Dans ma génération, par exemple dont l’éducation a été très catholique, il y a une vision faussée de la relation historique entre l’Occident et le monde musulman. Généralement, on croit que les chrétiens ont eu raison tout le temps et les musulmans ont toujours tort. À mon avis, il y a eu des torts des deux côtés : comme exemple de tort chrétien, je pense à la façon dont la mosquée de Ketchaoua à Alger a été réquisitionnée par les Français en 1831, quelques mois après qu’ils aient conquis militairement l’Algérie. Le duc de Rovigo était à la tête du corps expéditionnaire français. Il a dit « On a gagné et puis on va installer des colons français ici », déjà ce n’était pas très sympathique au départ. Il a ajouté « ces colons-là sont des catholiques et ils ont besoin d’une église, alors je veux qu’on me donne un édifice religieux ». Il a formé un comité comprenant des oulémas pour qu’on choisisse et eux, ils lui ont proposé une mosquée intéressante mais pas trop importante. Il était furieux : « Nous sommes les vainqueur et nous voulons ce qu’il y a de mieux ». Alors il a choisi la mosquée de Ketchaoua, qui attirait des pèlerinages de tout le pays, c’était un peu l’Oratoire Saint-Joseph de l’Algérie, et il s’en est emparé manu militari malgré la foule qui occupait la mosquée pour empêcher les Français de la prendre. C’est par cette violence qu’elle devint la cathédrale d’Alger et elle le resta pendant cent-trente ans. Ce n’est qu’un exemple des multiples humiliations que devait vivre le peuple algérien sous la colonisation. L’une des toute premières décisions du gouvernement algérien, après l’indépendance, fut à l’effet que ce temple redeviendrait une mosquée. Les Québécois aujourd’hui sont parfaitement capables de comprendre les humiliations vécues par la population musulmane d’Algérie. René Lévesque les comprenait. Mais les Québécois ne les connaissent pas, ils n’en ont jamais entendu parler. J’ai l’intention d’écrire un petit texte, au moins sur mon Facebook, sur l’histoire de Ketchaoua.
M-R.M- Nous sommes arrivés à la fin de notre entrevue. Je vous remercie énormément et je vous laisse le mot de la fin.
J.D- J’espère que le Québec retrouvera des leaders, comme celui qui est décédé la semaine dernière (Jacques Parizeau), qui n’hésitent pas à défendre des idées même quand elles ne sont pas les plus populaires. Pour moi, un vrai leader est quelqu’un qui dit « Moi, j’ai une bonne idée, si vous pensez que j’ai raison, suivez-moi », et non pas quelqu’un qui dit : « Je suis votre chef donc je vous suis ». On a besoin de leaders comme ça au Québec, des gens qui sont prêts à dire à leurs compatriotes que telle ou telle idée qui leur parait séduisante est erronée. De la même manière qu’il faut dans la communauté musulmane des gens qui n’hésitent pas à confronter leurs coreligionnaires pour leur dire « telle idée que vous vous faites de la société québécoise, c’est inexact ».
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