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Le Magreb entre la globalisation et la démocratisation

Québec, 3 août 2000

 

Le colloque, intitulé Le Maghreb entre la globalisation et la démocratisation s'inscrivait dans le cadre du XVIIIe Congrès mondial de l'Association internationale de science politique qui s'est tenu à Québec (Canada) du 1er au 5 août 2000 sous le thème de Capitalisme mondial, gouvernance et communauté : vers un millénaire de corporations ?

 

Les textes intégraux des différentes interventions sont publiés dans : Capitalisme mondial, gouvernance et communauté / XVIIIe Congrès mondial de l'AISP, Québec, 1-5 août 2000 (World capitalism, governance and community / XVIII IPSA World Congress, Quebec, 1-5 August 2000), 2000, 2 CDroms + fascicule des titres des communications (76 p.).

L'Afrique du Nord contemporaine entre globalisation et démocratisation
 

En Afrique du Nord, les processus de démocratisation ont été initiés par les pouvoirs en place sous la forme d'une participation au pouvoir concédée aux opposants en échange "de la renonciation à la contestation (elle-même relative) du pouvoir". Le colloque tenu en août à Québec a insisté sur une forme paradoxale de participation : celle qui, au Maroc et en Égypte, permet toute contestation mais sans l'alternance au pouvoir, et toute critique sauf celle du pouvoir réel en place.

Une forme extrême de participation paradoxale a également été discutée : celle du "Silence tunisien" qui ne permet la participation au pouvoir qu'au prix d'une fusion politique des acteurs, astreints au rôle unique d'applaudir la figure politique centrale et de se mobiliser en faveur de ses politiques. Dans cette forme extrême, la critique ne peut avoir droit de cité qu'à la condition d'avoir été initiée par cette figure centrale.

Un troisième paradoxe apparaît souvent au niveau des relations internationales des États : tout semble s'y passer comme si les partenariats entre les vieilles démocraties et les États en "transition démocratique" s'établissaient sous la forme d'un échange : l'octroi aux vieilles démocraties par ceux-ci de privilèges commerciaux, politiques ou militaires en échange du silence des premières sur la résurgence de la gouverne autoritaire à l'intérieur. Pourtant les réformes démocratiques avaient été entreprises en Afrique du Nord contemporaine sous les applaudissements des vieilles démocraties et suscité l'enthousiasme des grands médias; mises à part les déclarations officielles, de quels soutiens internationaux ces réformes ont-elles ou auraient-elles pu bénéficier ?

Sur la scène internationale, à la différence de ce qui a été observé dans les dynamiques internes des États de la région, ce sont des acteurs politiques dominants qui, dans un premier temps, ont exercé des pressions en faveur de la démocratie et de la libéralisation, soit directement, soit par l'intermédiaire des organisations internationales, et développé des programmes d'aide aux nouvelles démocraties. Toutefois, dans un deuxième temps, lorsque les processus de libéralisation et de démocratisation commencent à régresser, ces acteurs dominants, de vieilles démocraties le plus souvent, banalisent ou même nient la réalité de la gouverne autoritaire qui réapparaît dans les États en transition.

À propos de la dépolitisation des médias 
et de l'information internationale

Une des explications proposées à ce paradoxe tient aux contraintes d'économie politique pesant sur les médias et les empêchant de jeter un regard critique sur les secrets des officines diplomatiques. De la sorte, la population n'est pas tenue informée des problèmes de moralité publique que recèle la politique extérieure de l'État. Celle-ci échappe dès lors au contrôle de l'électorat.

Dans sa forme la plus sophistiquée, cette théorie a donné lieu à un livre souvent cité, Manufacturing Consent, signé par Herman et Chomsky. Ce livre analyse les médias des États-Unis, dont les populations ne sont pas disciplinées par la force et sont donc sujettes à des formes plus subtiles de censure et de contrôle idéologique que dans les États autoritaires. La théorie de Herman et de Chomsky est parfois qualifiée de découverte majeure par les sociologues américains. Elle présente aussi l'intérêt de pouvoir peut-être expliquer des phénomènes analogues dans d'autres vieilles démocraties, telles la France ou le Canada, dans leurs rapports avec l'Afrique du Nord contemporaine, à la condition, toutefois, que quelques questions soient soumises à la vérification empirique ; les grands médias doivent-ils être considérés comme des agents de la manipulation ou, au contraire, ne sont-ils pas eux-mêmes conduits à se désintéresser de la politique étrangère du fait que leurs lectorats eux-mêmes ne s'y intéressent que rarement ? Ou encore, le silence des médias ne peut-il s'expliquer par le fait que toute l'information ne leur soit pas facilement accessible ? Les problèmes d'accessibilité, le cas échéant, sont-ils le fait d'une désinformation consciemment orchestrée ou bien des conditions de fabrication (Manufacturing) de l'information internationale dans les médias ? Au-delà des problèmes de moralité publique que soulèvent ces questions, il importe de reconstituer la position des médias en tant qu'acteurs institutionnels de la scène publique, les contraintes qui menacent leur survie ou affectent leur marge de manoeuvre, et les stratégies de positionnement qu'ils développent en conséquence.

L'ouvrage de Herman et de Chomsky aborde plusieurs de ces questions. Toutefois, l'approche théorique utilisée comporte des limites. Trop statique, tout d'abord, elle oublie le fait qu'à certains moments, les médias internationaux ont au contraire contribué à sensibiliser l'opinion internationale sur les dangers menaçant les libertés dans les États en transition. De l'Europe de l'Est au Timor Oriental en passant par la Tunisie d'aujourd'hui, le rôle idéologique des médias apparaît beaucoup complexe et variable que Herman et Chomsky ont pu l'entrevoir.

Une autre limite de cette théorie provient également de l'importance exagérée qu'elle attribue aux médias dans l'animation de la scène publique internationale. Il est d'autres acteurs, politiques, commerciaux et militaires notamment, qui influencent l'agenda public, plus que les médias peut-être. Or ces acteurs de la scène internationale poursuivent des objectifs tantôt compatibles avec la démocratisation, tantôt favorables à une régression de la libéralisation et de la démocratisation. Dans le cas de l'Afrique du Nord contemporaine, plus particulièrement, nos collègues John Entelis, Bradford Dillman et Francesco Cavatorta ont rappelé cette réalité lors de notre colloque, ainsi que les points de vue des multinationales, des États, et des autres acteurs internationaux dominants.

L'antagonisme entre Occident et Orient (ou Islam, ou Sud, ou ...)

Une théorie culturaliste opposée, développée en terre d'Islam, fait de l'Occident un ennemi irréductible de la civilisation arabo-musulmane depuis le temps des Croisades. Or, dans le cas du nord de l'Afrique, à tout le moins, la ligne de démarcation ne passe pas toujours entre Orient et Occident :

Bien au contraire, les États des deux côtés ont développé une longue tradition de coopération bilatérale et multilatérale.

Cette coopération n'a pas empêché, toutefois, la France, l'Angleterre, les États-Unis et le Canada d'accueillir d'importantes cohortes d'opposants en fuite qui, de toute évidence, n'avaient pas cherché refuge en Terre d'Islam.

Et surtout, la ligne de démarcation passe parfois entre les acteurs dominants - "orientaux" et "occidentaux" - d'une part, et les opposants de toutes sortes - partis d'opposition, mouvements sociaux et dissidents - d'autre part. Telles furent les campagnes menées contre la torture des opposants islamistes et réclamant le respect de leurs droits fondamentaux, qui sont venues d'ONG, d'organismes humanitaires, d'intellectuels et de journalistes, toutes origines confondues. L'explication culturaliste perd ici toute efficacité.

Globalisation et dépendance

Une forme sophistiquée du paradigme de la lutte des classes a été longuement utilisée par les théoriciens de la dépendance, depuis Emmanuel Wallerstein, Gunder Frank et Samir Amin, qui voient le monde comme un butin partagé entre les métropoles capitalistes. Certes, la division internationale du travail et la supériorité technologique des sociétés industrialisées n'encouragent pas toujours la libéralisation et la démocratisation des sociétés du Tiers Monde. Toutefois, poser l'État comme un simple produit du système économique apparaît dérisoire au vu des complicités qui s'établissent souvent entre les élites compradores des États périphériques et celles des États centraux. Cette théorie de la dépendance ignore la variable politique. Elle sous-estime les phénomènes internes du pouvoir étatique, de la propagande politique et du clientélisme, et voit dans l'État du Tiers Monde l'agent de facto des intérêts métropolitains.

Pareillement, le dernier paradigme à la mode, celui de la globalisation, recèle bien des potentialités, à la condition, toutefois, de ne pas se laisser prendre à de nouveaux leurres idéologiques. En effet, si les alliances entre les puissants transcendent les frontières, il en va de même pour les mouvements sociaux et l'action citoyenne, de sorte que les rapports de force sont constamment en mouvement. Si l'on veut comprendre comment les facteurs exogènes peuvent influencer les processus de libéralisation et de démocratisation, le postulat de la domination des plus riches sur les plus pauvres est trop simple pour nous être d'un grand secours.

Il est donc préférable de ne pas considérer démocratisation et globalisation comme des termes antinomiques (sauf accidentellement). Entre d'autres mots, les dynamiques internes et externes peuvent souvent se renforcer les unes les autres. Il arrive, en effet, que la renonciation à la contestation à l'intérieur conjugue ses effets avec ceux des connivences extérieures, ou encore que la reconstruction d'une scène pluraliste et conflictuelle à l'intérieur trouve des appuis extérieurs.

Comment aborder la problématique des influences transfrontières 
sur les processus de libéralisation et de démocratisation ?

Suite à un premier volet décrivant les mécaniques internes de libéralisation et de démocratisation, le deuxième volet envisage la possibilité que les seules mécanismes internes ne suffisent pas à expliquer le cours erratique des processus de changement politique en Afrique du Nord. Les États et leurs sociétés doivent aussi être vus comme des systèmes ouverts sur leur environnement international et sujets au "stress" (au sens estonien du terme) des influences extérieures. Dans une telle perspective, il a été utile d'examiner comment des mécanismes externes, gérés par des acteurs extérieurs, peuvent venir renforcer ou, au contraire, neutraliser les mécanismes internes de libéralisation et de démocratisation.

Aucun paradigme connu n'est, à lui seul, apte à suggérer une théorie générale du changement politique et de la dimension "globalisation" de ce genre de phénomène, tant sont complexes des systèmes politiques ouverts sur leur environnement extérieur, accidentelles les conjonctions des facteurs à l'oeuvre, et imprévisibles les stratégies des acteurs en scène.

D'où l'utilité d'identifier les mécanismes transfrontières à l'oeuvre et les scénarios à court terme qu'ils animent : démocratisation et libéralisation politique, mais aussi concentration du capital et apparition de nouvelles formes de gouverne autoritaire. Ces mécanismes sont mus tant par la raison commerciale, la raison d'État et les grands médias que par les nouveaux réseaux transfrontières d'opposition, de contestation et de dissidence. Pour réussir, et éviter les pièges énumérés ci-dessus, il a été impératif, lors du colloque, de tenir compte de la multiplicité des facteurs et des acteurs, d'oser examiner la complexité et le désordre apparent des choses dans le but d'en identifier les logiques partielles et les régularités.

Une telle démarche repose sur une définition minimaliste et terre-à-terre du terme "globalisation", entendu comme la montée rapide des influences transfrontières sur les processus de changement politique, au XXe siècle : mondialisation partielle mais néanmoins importante des marchés, des instruments internationaux des droits de l'homme (Déclaration universelle, Pactes,...), de l'information et des médias, des mouvements sociaux, des organisations non-étatiques humanitaires et civiques. De tels facteurs exercent-ils une pression en faveur de la généralisation des normes et des genres politiques ?

L'Afrique du Nord contemporaine représente un laboratoire d'observation privilégié pour identifier et analyser ces mécanismes externes. Dans le cas du Maroc, par exemple, il serait intéressant d'examiner quelles sont les supports/obstacles externes dont tiennent compte les nouveaux entrepreneurs marocains dans leurs stratégies de distanciation/rapprochement du Trône.

À cet égard, l'un de ces supports peut-il être l'évolution de l'institution monarchique ? En ce sens, les monarchies du monde arabe, confrontées au défi de la démocratisation, vont-elles tenter de se positionner quelque part entre les modèles anciens absolutistes et le modèle de la "monarchie constitutionnelle" que réclament les opposants, du Maroc à la Jordanie, en citant les exemples de la Grande-Bretagne et de l'Espagne ? Ce qui peut menacer le monarque, c'est moins l'alternance au pouvoir et la compétition politique que l'amoindrissement de ses pouvoirs constitutionnels à long terme; le roi dispose-t-il de moyens pour éviter une telle situation ? Si oui, pourquoi, alors, accepterait-il de voir ses pouvoirs amoindris ? La monarchie marocaine est un exemple de cette problématique. De quels exemples extérieurs le nouveau monarque dispose-t-il pour influencer l'évolution de l'institution monarchique et quels sont les obstacles dont il aura à tenir compte ?

Dans une perspective comparative, l'évolution de la monarchie marocaine n'est qu'un exemple. Il est bien d'autres problématiques que les intervenants sont invités à soulever et à discuter. En voici quelques unes, très brièvement énoncées :

Les initiatives citoyennes

- La diaspora et les réseaux électroniques (l'exemple d'Algeria-Net), leur rôle dans la mobilisation de la diaspora algérienne.
- Le rôle des minorités.

Le commerce international

- Les effets du partenariat euro-tunisien.
- Les marchés internationaux et la démocratisation en Afrique du Nord (Bradford Dillman)

La raison d'État

- Les réactions internationales face à l'arrêt de la transition démocratique algérienne (Francesco Cavatorta)
- La démocratie refusée ou la vision américaine du Maghreb (John Entelis)

Les médias

- Acteurs ou outils d'évolution ?
- La coopération sécuritaire et la guerre des images

En somme, lors de cette rencontre, nous devons examiner si la variable internationale influence les processus internes des États, et si oui, dans quelles conditions elle peut mettre en branle, renforcer, ou au contraire neutraliser les mécanismes internes ? Cette variable n'est-elle qu'un facteur adjuvant ou bien arrive-t-il que son rôle soit déterminant ? En se concentrant sur cette question, au départ, et en dressant le catalogue des cas de figure possibles - commerce, diplomatie, médias, initiatives citoyennes - pour les différents États de l'Afrique du Nord, nous aurons la matière nécessaire pour produire un livre original et intéressant.

 

 

 

 

Programme et résumés

 

 Pour lire les résumés des conférences, cliquer sur les Cahiers du GEPANC  

 

OUVERTURE DU COLLOQUE

Lise Garon, Université Laval, Québec, Canada.
Jacques Zylberberg, Université Laval, Québec, Canada.

 

PREMIÈRE SÉANCE : 09:00 - 11:15

 

LE MAROC EST-IL UN EXEMPLE ?

Président :

John Entelis, Fordham University, Bronx, USA.

Commentateurs :

Jacques Zylberberg, Université Laval, Québec, Canada.
Fédéric Vaidel, IREMAM, Aix-en-Provence, France.

Conférenciers et conférencières :

"Transition démocratique ou labyrinthe de transition démocratique ?", Rkia El-Mossadeq, Faculté de droit de Fès, Fès, Maroc.

"Démocratisation et participation dans le Nord de l'Afrique. Les mécanismes paradoxaux de la dynamique démocratique", Jean-Noël Ferrié & Jean-Claude Santucci, IREMAM, Aix-en-Provence, France.

"L'entrepreneur marocain nouveau défenseur du trône ? Sur la construction sociale et politique d'une catégorie libérale", Myriam Catusse, IREMAM, Aix-en-Provence, France.

"La transition politique en cours au Maroc : la monarchie, la gauche et les islamistes", Aziz N'haïli, Université Laval, Québec, Canada.

"Les trajectoires de l'alternance marocaine", Frédéric Vaidel, IREMAM, Aix-en-Prevence, France (supplémentaire).

 

DEUXIÈME SÉANCE : 13:00 - 15:15

 

L'ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL

Président :

Jacques Zylberberg, Université Laval, Québec, Canada.

Commentateurs :

Azzedine G. Mansour, Université Laval, Québec, Canada.
Luis Martinez, CERI, Paris, France.

Conférenciers et confériencières :

"Fluctuations of Civilian Capability to Protest : A Theoretical Model of political Change", Lise Garon, Université Laval, Québec, Canada & Robert M. Cutler, Carleton University, Ottawa, Canada.

"The International Dimension in Transitions to Democracy and Back : the Case of Algeria", Francesco Cavatorta, Trinity College, Dublin, Ireland.

"Democracy Denied : America's Authoritarian Approach Towards the Maghreb. Causes and Consequences", John Entelis, Fordham University, Bronx, USA.

"Global Markets and Democratization in North Africa", Bradford Dillman, American University, Washington DC, USA.

 

TROISIÈME SÉANCE : 15:30 - 17:45

 

PERSPECTIVES HISTORICO-POLITIQUES

Président :

Azzedine G. Mansour, Université Laval, Québec, Canada.

Commentateurs :

John Entelis, Fordham University, Bronx, USA.
Jean-Claude Santucci, IREMAM, Aix-en-Prevence, France.

Conférenciers et conférencières :

"Globalisation : arrière-plans stratégiques et culturels", Mondher Sfar, Université La Sorbonne, Paris, France.

"Autorité spirituelle et pouvoir temporel dans l'islam et le christianisme", Mezri Haddad, Université de Jussieu, Paris, France

"Autoritarisme et 'démocratisme' en Tunisie : essai sur la culture politique des acteurs sous le régime de Ben Ali.", Vincent Geisser, IREMAM, Aix-en-Povence, France.

"Internet et le mouvement des droits de l'homme : le cas de l'Organisation marocaine des droits de l'homme", Charaf Ahmimed, Institut des hautes études internationales, Université Laval, Québec, Canada.

"Algérie, réconciliation et démocratisation : les illusions de l'après-guerre civile ?", Luis Martinez, CERI, Paris, France (supplémentaire).

"L'idéologie nationale algérienne face à la modernité", Mustapha Hadjarab, Institut Maghreb-Europe, Paris, France (supplémentaire).

"Mondialisation, Démocratisation et République 'couscoussière'. L'Algérie à l'heure de l'homme symbiotique et du paradigme de la complexité : Partenaire ou enjeu ?", Ali Haouchine, Université de Montréal, Montréal, Canada (supplémentaire).

 

CONCLUSION DU COLLOQUE

Jacques Zylberberg, Université Laval, Québec, Canada.
Lise Garon, Université Laval, Québec, Canada.

 

 

 

 

Cadre théorique

 

 

L'Afrique du Nord contemporaine entre
globalisation et démocratisation
(cadre théorique)

 

En Afrique du Nord, les processus de démocratisation ont été initiés par les pouvoirs en place sous la forme d'une participation au pouvoir concédée aux opposants en échange "de la renonciation à la contestation (elle-même relative) du pouvoir". Le colloque tenu en août à Québec a insisté sur une forme paradoxale de participation : celle qui, au Maroc et en Égypte, permet toute contestation mais sans l'alternance au pouvoir, et toute critique sauf celle du pouvoir réel en place.

Une forme extrême de participation paradoxale a également été discutée : celle du "Silence tunisien" qui ne permet la participation au pouvoir qu'au prix d'une fusion politique des acteurs, astreints au rôle unique d'applaudir la figure politique centrale et de se mobiliser en faveur de ses politiques. Dans cette forme extrême, la critique ne peut avoir droit de cité qu'à la condition d'avoir été initiée par cette figure centrale.

Un troisième paradoxe apparaît souvent au niveau des relations internationales des États : tout semble s'y passer comme si les partenariats entre les vieilles démocraties et les États en "transition démocratique" s'établissaient sous la forme d'un échange : l'octroi aux vieilles démocraties par ceux-ci de privilèges commerciaux, politiques ou militaires en échange du silence des premières sur la résurgence de la gouverne autoritaire à l'intérieur. Pourtant les réformes démocratiques avaient été entreprises en Afrique du Nord contemporaine sous les applaudissements des vieilles démocraties et suscité l'enthousiasme des grands médias; mises à part les déclarations officielles, de quels soutiens internationaux ces réformes ont-elles ou auraient-elles pu bénéficier ?

Sur la scène internationale, à la différence de ce qui a été observé dans les dynamiques internes des États de la région, ce sont des acteurs politiques dominants qui, dans un premier temps, ont exercé des pressions en faveur de la démocratie et de la libéralisation, soit directement, soit par l'intermédiaire des organisations internationales, et développé des programmes d'aide aux nouvelles démocraties. Toutefois, dans un deuxième temps, lorsque les processus de libéralisation et de démocratisation commencent à régresser, ces acteurs dominants, de vieilles démocraties le plus souvent, banalisent ou même nient la réalité de la gouverne autoritaire qui réapparaît dans les États en transition.

À propos de la dépolitisation des médias 
et de l'information internationale

Une des explications proposées à ce paradoxe tient aux contraintes d'économie politique pesant sur les médias et les empêchant de jeter un regard critique sur les secrets des officines diplomatiques. De la sorte, la population n'est pas tenue informée des problèmes de moralité publique que recèle la politique extérieure de l'État. Celle-ci échappe dès lors au contrôle de l'électorat.

Dans sa forme la plus sophistiquée, cette théorie a donné lieu à un livre souvent cité, Manufacturing Consent, signé par Herman et Chomsky. Ce livre analyse les médias des États-Unis, dont les populations ne sont pas disciplinées par la force et sont donc sujettes à des formes plus subtiles de censure et de contrôle idéologique que dans les États autoritaires. La théorie de Herman et de Chomsky est parfois qualifiée de découverte majeure par les sociologues américains. Elle présente aussi l'intérêt de pouvoir peut-être expliquer des phénomènes analogues dans d'autres vieilles démocraties, telles la France ou le Canada, dans leurs rapports avec l'Afrique du Nord contemporaine, à la condition, toutefois, que quelques questions soient soumises à la vérification empirique ; les grands médias doivent-ils être considérés comme des agents de la manipulation ou, au contraire, ne sont-ils pas eux-mêmes conduits à se désintéresser de la politique étrangère du fait que leurs lectorats eux-mêmes ne s'y intéressent que rarement ? Ou encore, le silence des médias ne peut-il s'expliquer par le fait que toute l'information ne leur soit pas facilement accessible ? Les problèmes d'accessibilité, le cas échéant, sont-ils le fait d'une désinformation consciemment orchestrée ou bien des conditions de fabrication (Manufacturing) de l'information internationale dans les médias ? Au-delà des problèmes de moralité publique que soulèvent ces questions, il importe de reconstituer la position des médias en tant qu'acteurs institutionnels de la scène publique, les contraintes qui menacent leur survie ou affectent leur marge de manoeuvre, et les stratégies de positionnement qu'ils développent en conséquence.

L'ouvrage de Herman et de Chomsky aborde plusieurs de ces questions. Toutefois, l'approche théorique utilisée comporte des limites. Trop statique, tout d'abord, elle oublie le fait qu'à certains moments, les médias internationaux ont au contraire contribué à sensibiliser l'opinion internationale sur les dangers menaçant les libertés dans les États en transition. De l'Europe de l'Est au Timor Oriental en passant par la Tunisie d'aujourd'hui, le rôle idéologique des médias apparaît beaucoup complexe et variable que Herman et Chomsky ont pu l'entrevoir.

Une autre limite de cette théorie provient également de l'importance exagérée qu'elle attribue aux médias dans l'animation de la scène publique internationale. Il est d'autres acteurs, politiques, commerciaux et militaires notamment, qui influencent l'agenda public, plus que les médias peut-être. Or ces acteurs de la scène internationale poursuivent des objectifs tantôt compatibles avec la démocratisation, tantôt favorables à une régression de la libéralisation et de la démocratisation. Dans le cas de l'Afrique du Nord contemporaine, plus particulièrement, nos collègues John Entelis, Bradford Dillman et Francesco Cavatorta ont rappelé cette réalité lors de notre colloque, ainsi que les points de vue des multinationales, des États, et des autres acteurs internationaux dominants.

L'antagonisme entre Occident et Orient (ou Islam, ou Sud, ou ...)

Une théorie culturaliste opposée, développée en terre d'Islam, fait de l'Occident un ennemi irréductible de la civilisation arabo-musulmane depuis le temps des Croisades. Or, dans le cas du nord de l'Afrique, à tout le moins, la ligne de démarcation ne passe pas toujours entre Orient et Occident :

Bien au contraire, les États des deux côtés ont développé une longue tradition de coopération bilatérale et multilatérale.

Cette coopération n'a pas empêché, toutefois, la France, l'Angleterre, les États-Unis et le Canada d'accueillir d'importantes cohortes d'opposants en fuite qui, de toute évidence, n'avaient pas cherché refuge en Terre d'Islam.

Et surtout, la ligne de démarcation passe parfois entre les acteurs dominants - "orientaux" et "occidentaux" - d'une part, et les opposants de toutes sortes - partis d'opposition, mouvements sociaux et dissidents - d'autre part. Telles furent les campagnes menées contre la torture des opposants islamistes et réclamant le respect de leurs droits fondamentaux, qui sont venues d'ONG, d'organismes humanitaires, d'intellectuels et de journalistes, toutes origines confondues. L'explication culturaliste perd ici toute efficacité.

Globalisation et dépendance

Une forme sophistiquée du paradigme de la lutte des classes a été longuement utilisée par les théoriciens de la dépendance, depuis Emmanuel Wallerstein, Gunder Frank et Samir Amin, qui voient le monde comme un butin partagé entre les métropoles capitalistes. Certes, la division internationale du travail et la supériorité technologique des sociétés industrialisées n'encouragent pas toujours la libéralisation et la démocratisation des sociétés du Tiers Monde. Toutefois, poser l'État comme un simple produit du système économique apparaît dérisoire au vu des complicités qui s'établissent souvent entre les élites compradores des États périphériques et celles des États centraux. Cette théorie de la dépendance ignore la variable politique. Elle sous-estime les phénomènes internes du pouvoir étatique, de la propagande politique et du clientélisme, et voit dans l'État du Tiers Monde l'agent de facto des intérêts métropolitains.

Pareillement, le dernier paradigme à la mode, celui de la globalisation, recèle bien des potentialités, à la condition, toutefois, de ne pas se laisser prendre à de nouveaux leurres idéologiques. En effet, si les alliances entre les puissants transcendent les frontières, il en va de même pour les mouvements sociaux et l'action citoyenne, de sorte que les rapports de force sont constamment en mouvement. Si l'on veut comprendre comment les facteurs exogènes peuvent influencer les processus de libéralisation et de démocratisation, le postulat de la domination des plus riches sur les plus pauvres est trop simple pour nous être d'un grand secours.

Il est donc préférable de ne pas considérer démocratisation et globalisation comme des termes antinomiques (sauf accidentellement). Entre d'autres mots, les dynamiques internes et externes peuvent souvent se renforcer les unes les autres. Il arrive, en effet, que la renonciation à la contestation à l'intérieur conjugue ses effets avec ceux des connivences extérieures, ou encore que la reconstruction d'une scène pluraliste et conflictuelle à l'intérieur trouve des appuis extérieurs.

Comment aborder la problématique des influences transfrontières 
sur les processus de libéralisation et de démocratisation ?

Suite à un premier volet décrivant les mécaniques internes de libéralisation et de démocratisation, le deuxième volet envisage la possibilité que les seules mécanismes internes ne suffisent pas à expliquer le cours erratique des processus de changement politique en Afrique du Nord. Les États et leurs sociétés doivent aussi être vus comme des systèmes ouverts sur leur environnement international et sujets au "stress" (au sens estonien du terme) des influences extérieures. Dans une telle perspective, il a été utile d'examiner comment des mécanismes externes, gérés par des acteurs extérieurs, peuvent venir renforcer ou, au contraire, neutraliser les mécanismes internes de libéralisation et de démocratisation.

Aucun paradigme connu n'est, à lui seul, apte à suggérer une théorie générale du changement politique et de la dimension "globalisation" de ce genre de phénomène, tant sont complexes des systèmes politiques ouverts sur leur environnement extérieur, accidentelles les conjonctions des facteurs à l'oeuvre, et imprévisibles les stratégies des acteurs en scène.

D'où l'utilité d'identifier les mécanismes transfrontières à l'oeuvre et les scénarios à court terme qu'ils animent : démocratisation et libéralisation politique, mais aussi concentration du capital et apparition de nouvelles formes de gouverne autoritaire. Ces mécanismes sont mus tant par la raison commerciale, la raison d'État et les grands médias que par les nouveaux réseaux transfrontières d'opposition, de contestation et de dissidence. Pour réussir, et éviter les pièges énumérés ci-dessus, il a été impératif, lors du colloque, de tenir compte de la multiplicité des facteurs et des acteurs, d'oser examiner la complexité et le désordre apparent des choses dans le but d'en identifier les logiques partielles et les régularités.

Une telle démarche repose sur une définition minimaliste et terre-à-terre du terme "globalisation", entendu comme la montée rapide des influences transfrontières sur les processus de changement politique, au XXe siècle : mondialisation partielle mais néanmoins importante des marchés, des instruments internationaux des droits de l'homme (Déclaration universelle, Pactes,...), de l'information et des médias, des mouvements sociaux, des organisations non-étatiques humanitaires et civiques. De tels facteurs exercent-ils une pression en faveur de la généralisation des normes et des genres politiques ?

L'Afrique du Nord contemporaine représente un laboratoire d'observation privilégié pour identifier et analyser ces mécanismes externes. Dans le cas du Maroc, par exemple, il serait intéressant d'examiner quelles sont les supports/obstacles externes dont tiennent compte les nouveaux entrepreneurs marocains dans leurs stratégies de distanciation/rapprochement du Trône.

À cet égard, l'un de ces supports peut-il être l'évolution de l'institution monarchique ? En ce sens, les monarchies du monde arabe, confrontées au défi de la démocratisation, vont-elles tenter de se positionner quelque part entre les modèles anciens absolutistes et le modèle de la "monarchie constitutionnelle" que réclament les opposants, du Maroc à la Jordanie, en citant les exemples de la Grande-Bretagne et de l'Espagne ? Ce qui peut menacer le monarque, c'est moins l'alternance au pouvoir et la compétition politique que l'amoindrissement de ses pouvoirs constitutionnels à long terme; le roi dispose-t-il de moyens pour éviter une telle situation ? Si oui, pourquoi, alors, accepterait-il de voir ses pouvoirs amoindris ? La monarchie marocaine est un exemple de cette problématique. De quels exemples extérieurs le nouveau monarque dispose-t-il pour influencer l'évolution de l'institution monarchique et quels sont les obstacles dont il aura à tenir compte ?

Dans une perspective comparative, l'évolution de la monarchie marocaine n'est qu'un exemple. Il est bien d'autres problématiques que les intervenants sont invités à soulever et à discuter. En voici quelques unes, très brièvement énoncées :

Les initiatives citoyennes

- La diaspora et les réseaux électroniques (l'exemple d'Algeria-Net), leur rôle dans la mobilisation de la diaspora algérienne.
- Le rôle des minorités.

Le commerce international

- Les effets du partenariat euro-tunisien.
- Les marchés internationaux et la démocratisation en Afrique du Nord (Bradford Dillman)

La raison d'État

- Les réactions internationales face à l'arrêt de la transition démocratique algérienne (Francesco Cavatorta)
- La démocratie refusée ou la vision américaine du Maghreb (John Entelis)

Les médias

- Acteurs ou outils d'évolution ?
- La coopération sécuritaire et la guerre des images

En somme, lors de cette rencontre, nous devons examiner si la variable internationale influence les processus internes des États, et si oui, dans quelles conditions elle peut mettre en branle, renforcer, ou au contraire neutraliser les mécanismes internes ? Cette variable n'est-elle qu'un facteur adjuvant ou bien arrive-t-il que son rôle soit déterminant ? En se concentrant sur cette question, au départ, et en dressant le catalogue des cas de figure possibles - commerce, diplomatie, médias, initiatives citoyennes - pour les différents États de l'Afrique du Nord, nous aurons la matière nécessaire pour produire un livre original et intéressant.

 

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