top of page

 

 

 

 

L’École des Finalités : Une interprétation ouverte des textes sacrés de l’islam et une profonde politique de l’intégration

 

 

Moulay Rachid Mrani

 

 

 

 

 

Plan

 

Introduction

La religion et les intérêts des humains 

La vérité du Message entre le texte et la raison 

La vérité entre les fins et les moyens

L’universalité comme critère de vérité  

 

 

 

 

Texte intégral

 

Introduction 

 

Il ne se passe pas un jour où on ne parle pas de l’islam et des musulmans que ce soit dans les médias, dans les universités et dans les réseaux  sociaux. C’est le sujet d’actualité par excellence où les amalgames et les préjugées se confondent avec les réalités. D’aucuns parlent de l’islam comme une religion de combats et de violence, affirmation que les mouvements extrémistes confirment par leur attitude extrémiste. D’autres soutiennent l’idée de l’islam de paix et d’ouverture, thèse qu’on ne peut pas contester lorsqu’on sait que les extrémistes ne représentent qu’une infime minorité des musulmans. D’autres encore évoquent l’absence de libertés et d’égalités dans le référentiel musulman, affirmation qu’on ne peut pas nier puisqu’effectivement nombre de sociétés musulmanes vivent encore sous plusieurs aspects d’inégalité et d’oppression où la religion est toujours impliquée. Ce qu’on peut conclure de ces constats disparates sur l’islam c’est qu’à partir d’un texte religieux, l’homme, selon son environnement, peut produit le meilleur comme il est capable du pire. Le défi actuel des musulmans, qu’ils soient en Occident ou dans les pays majoritairement musulmans, est majeur et implique un travail profond et sincère sur les textes religieux en vue de répondre aux défis actuels du réel. Pour réaliser ce travail, plusieurs efforts s’imposent aux musulmanes et aux musulmans. Le premier effort concerne le choix d’une orientation religieuse qui propose une souplesse dans le traitement des textes sacrés et qui ouvre aux musulmans la voie de la déconstruction des barrières qui pourraient les isoler du reste de la société. Le deuxième effort est lié au type d’intégration que l’on veut réaliser sans bouleverser les normes culturelles existantes. Le troisième effort est celui de proposer à la société un islam qui intègre les particularités de l’environnement dans lequel il s’installe. Tous ces efforts sont de l’ordre de l’humain et impliquent une intervention intelligente de la raison humaine dans la lecture des textes. En d’autres termes, l’islam en tant que religion, ne peut pas être compris comme un  ensemble de textes figés et immuables qui s’imposent aux contextes et aux sociétés non musulmanes, mais comme un grand espace d’interprétation qui permet au musulman de rester fidèle à ses principes et qui, au nom desquels, lui exige de faire des nouvelles cultures une partie intégrante de son identité.

 

 Telle est l’orientation de nombre de juristes musulmans qui, à la lumière des enseignements de la Révélation, refusaient de comprendre l’islam de façon superficielle sans prendre en compte le sens profond du message religieux. Cette attitude dans l’interprétation de la loi religieuse, adoptés par les premiers juristes musulmans comme Al-Juwayni (1028-1085), al-Ghazali (1058-1111), al-Shâtibi (mort en 1388) et appelée la théorie des finalités suprêmes de la loi religieuse (Maqâsids al-shariî’a) est une manifestation d’un refus, à l’intérieure de l’islam, de comprendre les textes sacrés uniquement à travers leur sens littéraire sans intégrer la dimension des finalités du message.

 

Dans les systèmes orientés par et vers le littéralisme, les minorités religieuses et les consciences non croyantes n’ont pratiquement aucune place dans la société. L’observation de la lettre dans ce cas refuse toute intégration et toute expression d’autres croyances, voire mêmes celles des autres courants de l’islam qui refusent la lecture littéraliste des textes sacrés. Cet exclusivisme est une expression de défaillance de la lecture et non forcément du texte en tant que tel. Dans un autre sens, une compréhension contemporaine du principe des finalités permet aux musulmans minoritaires dans les sociétés laïques non seulement de s’intégrer, mais de faire leurs les cultures dans lesquelles ils évoluent puisque l’intérêt du message religieux n’est pas de créer des fidèles à la marge de la société, mais des citoyens musulmans qui contribuent, à côté de leur concitoyens, à la construction et au développement du pays auquel ils appartiennent.

 

L’approche des finalités « permet aux théologiens de placer les enseignements et  les commandes religieux spécifiques dans un cadre général de principes et d’objectifs qui se cachent derrière ces enseignements et qui les encadre, plutôt que de se concentrer sur des compréhensions détachées les unes des autres, et aboutit à une application littérale des enseignements qui ne prend pas en compte la centralité des valeurs morales vers lesquelles tendent des prescriptions religieuses qui changent avec le changement des environnements Â» (‘Awda, 2008). Il s’agit d’une posture fondamentale qui impose aux juristes une démarche intellectuelle très critique vis-à-vis du simplisme adopté par certains courants littéralistes musulmans. Aujourd’hui, cette école continue à se développer grâce à plusieurs centres de recherches et à travers les écrits de plusieurs juristes et intellectuels musulmans en Occident, au Moyen-Orient et en Asie.    

 

Ainsi, les Finalités sont un ensemble de principes et valeurs que le référentiel musulman vise à réaliser pour protéger et garantir les intérêts des humains. Pour extraire ces finalités des textes, al-Shatibî[1]  a développé une nouvelle méthode d’interprétation qu’il a  appelé Maqâsid al-Sharia ou (les intentions, les finalités ou les objectifs de la religion) qui permet de lire et de comprendre les textes religieux à la lumière des intentions du Législateur et non uniquement à partir des lois qu’ils contiennent. Il s’agit d’une réconciliation avec la philosophie du droit qui pose la question fondamentale de l’interprétation du Coran et des raisons pour lesquelles il est interprété comme une source de droit positif, alors que la partie juridique qu’il contient est très restreinte par rapport au message spirituel. À partir de cette philosophie, plusieurs d’intellectuels musulmans considèrent que le Coran n’a pas produit un droit et que ce dernier n’est que le résultat des siècles d’élaborations humaines. (Babes, 2002).

 

Selon al-Shâtibî, Dieu, en parlant à l’humanité à travers son texte, avait l’intention d’établir la protection de cinq objectifs qui assurent le bien-être des femmes et des hommes dans ce monde et dans l’au-delà. Il s’agit de la protection de la religion, de la vie, de l’intellect, de la progéniture et des biens. Pour argumenter sa théorie, il a développé une méthode inductive à partir de laquelle il a essayé de répondre, par les textes, aux raisons d'être des injonctions divines avant de procéder à l’interprétation thématique des textes. Cette approche lui a permis d’appréhender le message de l’islam comme un message global établissant des finalités immuables avec une diversité de moyens. La compréhension du texte ne se réalise donc pas par la simple compréhension des mots mais par la compréhension du thème à travers tous les versets qui le traitent. Les versets coraniques s’expliquent par d’autres versets, ce qui fait que le message du Coran est accessible uniquement à partir d’une compréhension globale.

 

L’intérêt de la pensée finaliste c’est qu’elle considère toute tentative de représentation et d’interprétation définitive et intégrale du texte comme une substitution au texte, ce qui est pratiquement impossible et religieusement dangereux. Même si on le passe sous le moule de toutes les méthodes, le texte garde toujours un sens au-delà de toute interprétation. Ainsi, la vérité de l’interprétation ne peut côtoyer celle du texte que si elle respecte un certain nombre de conditions : qu’elle réalise les intérêts des humains, qu’elle ne contredise pas la raison, qu’elle soit universelle et qu’elle soit flexible aux changements spatiotemporels.

 

Grâce à cette réflexion, al-Shatibî a réussi à mettre en place un nouveau référentiel, et à construire son autorité religieuse en renouvelant la structure conceptuelle et terminologique de la jurisprudence musulmane. Actuellement cette théorie continue à se développer en proposant de nouvelles catégorisations à même d’intégrer les nouvelles réalités de nos sociétés pluralistes. Ainsi pour certains juristes, la protection de la religion est remplacée par la liberté de conscience, la protection de la progéniture se transforme en protection de la famille, la protection de l’intellect devient la protection du développement, de la recherche et de la production scientifique, la protection des biens se transforme en principe d’entraide sociale et d’élimination des différences sociales, et la protection de l’honneur est remplacée par la protection de la dignité humaine. (‘Awda 2011).

 

 

La religion et les intérêts des humains

 

Dès les premières années de l’islam et avant le développement des écoles juridiques, l’attitude finaliste fut une réaction naturelle et spontanée des musulmans lorsque l’application des textes produisait des effets contraires à ses visées et rendait la vie difficile aux gens. La lecture d’Omar, deuxième calife de l’islam, des textes est considéré comme une référence pour l’école des maqâsids. Il refusa d’appliquer la sanction coranique réservée aux voleurs à certaines personnes qui ont commis cette infraction durant les années de sècheresse. Pour Omar, la finalité du message religieux n’était pas la sanction en tant que telle, mais la recherche, dans la particularité du contexte, d’une compréhension qui réalise l’intérêt pour lequel la sanction fut révélée. La tradition musulmane contient nombre d’exemples où la priorité est donnée à l’esprit et à la finalité suprême du texte sur sa lettre, ce qui a permis aux juristes de l’école des maqâsids de conclure que la religion a une finalité et que cette finalité ne peut être autre chose que l’intérêt des femmes et des hommes dans ce monde et dans le monde de l’au-delà. De cette compréhension du message islamique ressortent deux idées fondamentales : la première est que l’objectif des enseignements religieux n’est pas de rendre la vie difficile aux musulmans mais, bien au contraire, de contribuer à l’épanouissement spirituel, intellectuel, physique et social des fidèles. La seconde idée concerne la capacité de l’islam, dans cette perspective, à adapter les différentes cultures qui l’ont adopté et à pouvoir s’adapter dans des contextes différents.

 

Pour ce faire, il est impératif de lire le texte à la lumière de ce qu’il veut réaliser et non seulement la lumière de ce qu’il dit. Ainsi, le mal dans le texte est un mal non parce que le texte le définit comme tel, mais parce qu’il nuit aux intérêts des humains. Les exemples dans le Coran sont nombreux : « Ils interrogent sur les boissons alcoolisées et les jeux du hasard. Dis : “Dans ces deux pratiques, il y a de grandes nuisances et des avantages pour les gens; mais leurs nuisances sont plus grandes que leurs avantages Â». (S 2- V 219) Dans ce verset, le texte ne répond pas aux interrogations des musulmans par le jugement ‘’licite ou illicite’’ mais explique les raisons pour lesquelles il interdit ces pratiques. Ces exemples démontrent que le référentiel n’a pas pour objectif de fixer le bien et le mal, mais de donner aux femmes et aux hommes les outils qui leur permettront de définir l’intérêt puis de le réaliser.  

 

Il est évident que les intérêts changent d’une période à l’autre et d’un territoire à l’autre. Ce qui était un intérêt pour la communauté des musulmans à l’époque de la Révélation peut ne pas l’être aujourd’hui. Ce qui est important dans la pensée finaliste, c’est de réaliser les intérêts changeants des humains dans le respect des objectifs et des grandes valeurs du Message. Par exemple, l’intérêt de la Révélation à l’époque du Prophète était de donner à la femme, qui n’avait pas le droit de participer aux activités économiques et politique, la possibilité de profiter de ce droit de façon progressive on donnant à son témoignage une valeur officielle mais inférieur à celui de l’homme. L’objectif ou la finalité était de promouvoir le statut des femmes dans une société sexiste.

 

Aujourd’hui, garder les mêmes intérêts va à l’encontre de la finalité. La promotion des droits des femmes en islam impose une prise en considération des nouveaux intérêts que le réel établit comme vérités. Il est incohérent de voir que dans certaines sociétés musulmanes on continue à considérer que le témoignage de la femme vaux la moitié de celui de l’homme dans un tribunal présidé par une femme juge et en présence de femmes avocates.  

L’École des Finalités essaye donc de comprendre les intentions et les objectifs d’un référentiel qui décide ce qui est bien et ce qui est mal, et ne pose pas la question de la vérité du référentiel lui-même. Il s’agit de la philosophie du droit musulman qui vise à définir les motivations du référentiel avant d’établir les règles et lois qui l’organisent et qui lui donnent forme. Sans cette philosophie, le référentiel se transforme soit en contraintes pour le croyant qui doit adopter les modes de vie de la période de la Révélation, soit en lettre morte inadaptable aux contextes actuels. La philosophie des finalités interroge continuellement le musulman sur la vérité du référentiel en la soumettant à d’autres dimensions de la vérité comme le temps, l’espace, les environnements. Cette démarche vise à mettre fin à la lecture rigide des textes, et remet en cause les interprétations littéralistes des théologiens qui confondent les finalités et les moyens, le Message et le langage dans lequel ce Message a été envoyé. 

 

La vérité du Message entre le texte et la raison

 

Puisque la vérité se déplace, l’objectif de l’interprétation finaliste est d’actualiser le texte par la participation du raisonnement à la compréhension des finalités au lieu de la consommation des prescriptions religieuses à la lettre. De ce fait, la vérité du texte ne peut exister que sous forme de production intellectuelle de l’homme. Elle est soumise au jugement du réel et de la science qui sont deux produits de l’homme, et qui sont en évolution de plus en plus accélérée. Lire le texte sans tenir compte du rôle incontournable que doit jouer le raisonnement intellectuel dans son interprétation, c’est l’isoler du réel et l’opposer à la science et donc le condamner à la mort. Mohammad Abdou ira jusqu’à affirmer à juste titre que « si la religion peut nous révéler certaines choses qui dépassent notre compréhension, elle ne peut nous enseigner aucune qui soit en contradiction avec la raison Â». (Abdou 1984, p 143). La vérité du texte est donc intimement liée à la réflexion humaine et à sa capacité à garder la parole de la transcendance vivante à travers les siècles. Ainsi, sans transcendance, l’homme n’aura pas d’existence, et sans raisonnement humain la transcendance ne sera pas une Vérité.

 

Lorsque la tradition prophétique affirme que « Dieu enverra à cette communauté, chaque cent ans, qui renouvellera pour les gens la question de la religion Â», elle affirme par la même occasion qu’il y a un renouveau qui doit s’opérer au niveau de la compréhension des textes. Après chaque cent ans, toutes les sociétés connaissent de nouvelles générations, de nouvelles visions du monde, de nouveaux tissus sociaux. Pour accompagner ces nouveautés, l’islam doit renouveler sa façon de répondre aux finalités des fidèles. Et plus on s’éloigne de l’époque de la Révélation, plus le renouveau attendu est profond. On comprend rapidement de cette tradition que le statu quo ou la lecture de l’islam avec les mêmes outils du 7ème siècle de notre ère ne participera pas au renouvellement mais plutôt à la mort du message de l’islam. C’est effectivement ce qui se passe dans certaines sociétés musulmanes et chez certains courants de pensée qui veulent reproduire la réalité de la communauté musulmane d’il y a 14 siècles dans des sociétés modernes avec un retard de renouvellement de plusieurs dizaines de siècles.

 

« Le Prophète lui-même avait modifié certaines dispositions durant les vingt premières années, en disant ‘‘celle-ci est bonne’’ ou bien ‘‘aujourd’hui, je vous donne une meilleurs recommandation’’. La lecture du Coran doit être vectorielle. D’ailleurs, le mot ‘‘charia’’ n’existait pas à l’époque. On utilisait le mot ‘‘hidaya’’, ‘‘orientation’’. Et l’orientation est dynamique par définition. Il est dit : â€˜â€˜Le Coran oriente vers ce qui est le plus droit’’. Dans la vie humaine, l’orientation est toujours à parfaire et il faut tenter d’aller vers le plus droit, selon son époque et son temps Â» (Talbi, 2014).

  

            Cela revient à dire aussi que le respect à la lettre du référentiel peut aller à l’encontre de sa finalité, et qu’entre le référentiel et la finalité, la Révélation impose un travail de raisonnement humain d’adaptation. Ainsi, la vérité du message religieux n’est accessible qu’à la rencontre de la raison et du référentiel. Dans ce sens, l’exemple de l’aumône légal est éclairant. Les textes de la tradition musulmane imposent aux fidèles de donner aux pauvres, à la fin du mois de ramadan, une aumône sous forme de blé ou de farine pour répondre à leur besoin et créer une certaine entraide sociale. Appliquer cette tradition à la lettre aujourd’hui à Montréal et donner de la farine ou du blé à la place de l’argent n’aidera pas beaucoup les pauvres et ira à l’encontre de la finalité du texte.  

 

La vérité entre les fins et les moyens

 

La question principale qui se pose ici est de savoir quelles sont les limites entre le Message et la forme linguistique, culturelle et politique dans laquelle ce message a été enveloppé. Le texte coranique met en place une règle claire qui sépare ces deux dimensions : « Et Nous n'avons envoyé de Messager qu'avec la langue de son peuple, afin de clarifier pour eux (le Message) Â» (14-4). En d’autres termes, le Message a été formulé de façon à respecter le langage, les codes culturels, les symboles, les règles de la cohérence qui gèrent la culture du peuple qui l’a reçu. Transgresser ses règles est contreproductif est dangereux. Ce verset est d’une importance capitale dans la mesure où il parle des deux niveaux fondamentaux du message de l’islam : le langage du peuple et toutes ses composantes (cultuelles, ethniques, politiques, sociales, etc.), et le Message qui est au-dessus de la langue qui le porte. Le langage du Message se présente ainsi comme un moyen pour réaliser le Message. Néanmoins, ce moyen ne peut pas être universel puisqu’il n’est confortable que pour les personnes qui parlent cette langue, et qui partagent ses subtilités culturelles, alors que pour les autres, un langage différent leur procure souvent un sentiment d’insécurité et d’inquiétude puisqu’ils ils ne partagent pas ses codes et ses symboles. Par contre les objectifs et les grands principes s’imposent comme valeurs universelles pour être partagés partout. On peut tous être d’accord sur le fait que la générosité est une grande valeur même si les systèmes de références qui l’encouragent sont différents.

 

L’exemple que l’on peut citer, et qui illustre clairement la différence entre la lecture à travers les finalités de l’islam et celle qui se base sur la lettre du texte est, encore une fois, celui de la condition de la femme. Il est vrai que si on aborde cette question à la lumière des avancées modernes au niveau des libertés, de l’égalité et des droits de la femme, on peut dire que l’islam exprime une certaine inégalité des sexes et ne donne pas aux femmes les mêmes droits que les hommes (la part de la femme en héritage est la moitié de celle de l’homme, son témoignage vaut la moitié de l’homme). Cependant, si on se met dans le contexte de la Révélation, on se rend compte que dans la société arabe de cette époque, la femme non seulement n’avait pas le droit d’hériter, mais elle est considérée comme un bien et faisait partie de l’héritage. Plus grave encore, chez certaines tribus, elle n’avait même pas le droit de vivre et on l’enterrait dès sa naissance. Il était inconcevable pour cette société, comme pour toutes les autres sociétés de l’époque, de considérer le rôle de la femme dans les affaires économiques et sociales de la société. Lorsque la Révélation a donné aux femmes le droit d’hériter et de participer, par la crédibilité même incomplète de son témoignage, aux affaires de la cité, elle a bouleversé la culture sexiste des tribus arabes de l’époque et a donné à la femme un statut privilégié par rapport au précédent. « C’est dans l’esprit du Coran que de corriger ce qui est perfectible. Il nous dit sans cesse d’aller plus loin. La société doit légiférer pour plus de justice en matière de droit de l’homme et de la femme. La loi doit être constamment adaptée à chaque époque. Ce qui est bon aujourd’hui ne le sera pas forcément demain Â» (Talbi, 2014).

 

L’importance de l’approche finaliste dans ce processus, c’est qu’elle considère que le message n’est pas fini et que la Révélation a montré aux musulmans la voie qu’il faut suivre, à savoir la promotion de la condition de la femme, au fur et à mesure que les sociétés et les contextes changent. « Ainsi, une approche des maqâsid prend les questions juridiques à un terrain philosophique plus élevé, et donc surmonte les divergences historiques au-dessus des politiques entre les écoles islamiques du droit, et encourage une culture bien nécessaire de conciliation et de coexistence pacifique Â» (‘Awda, 2008, p 258). On revient ici à la notion du renouveau dans la tradition prophétique et à la nécessité, pour les musulmans, de se situer dans la vie intellectuelle et dans la structure socio-historique de leur siècle. À l’inverse, dans la pensée littéraire, ce changement positif dans la condition de la femme que la Révélation a produit dans la société arabe est figé, et par conséquent, elle doit vivre dans ce statut malgré les changements du temps et des espaces.  

 

Confondre les finalités du Message avec le langage et les fins avec les moyens, fait de certains aspects du langage, et donc du réel de l’époque, un élément du Message et donc une vérité religieuse. Le travail des juristes actuel consiste non seulement à distinguer les principes religieux des coutumes mais d’être capable, en certaines circonstances, d’être critique vis-à-vis de sa propre culture (Ramadan, 2008). Autrement dit, la pensée finaliste doit proposer aux musulmans, lorsque le langage éprouve de la difficulté à s’adapter au contexte, les possibilités  de pouvoir chercher dans la nouvelle réalité les moyens qui leurs permettent de parler un langage  compréhensible et commun pour se faire entendre.

 

L’universalité comme critère de vérité  

 

Pour faire de l’universalité une composante de la vérité du message de l’islam, les auteurs finalistes vont remettre en cause les démarches des anciens juristes musulmans qui ont donné à l’histoire et à la culture arabe la même sacralité du Message, et qui ont confondu le Message avec son langage d’origine. L’universalité du Message impose, en amont, une distinction, à l’intérieur du même référentiel, entre les valeurs partagées par les humains, et les langages qui portent les particularités de chaque société. Dans le cas de l’islam, il s’agit de comprendre le texte à partir du contexte arabe dans lequel il est intervenu et non en tant que règles absolues (Ibn Ashûr, 1999).

Parler de l’universalité du Message c’est poser impérativement la question suivante : à qui s’adresse le Texte ? La réponse selon le texte lui-même est que le message est destiné à toute l’humanité : « Dis : "Ô vous les hommes ! Je suis le Messager de Dieu pour vous tous Â» (sourate 7, Verset 158). L’universalité dans la compréhension finaliste signifie que le Message globale et très souple de sorte à ce que toutes les particularités des cultures humaines peuvent l’intégrer sans être bouleversées ou dénaturées. Cependant, cette souplesse implique un double travail qui consiste, d’une part à « intégrer les spécificités culturelles tant qu’elles ne s’opposent pas aux prescriptions formelles de la religion et, d’autre part, à permettre une évolution critique de la référence culturelle environnante Â». (Ramadan, 2008, p 243).

 

Al-Shâtibî fut parmi les premiers juristes musulmans qui ont témoigné du caractère universel des finalités du message religieux et qui transcende toutes les religions. Il affirme qu’il n’existe pas de religion ou de Textes précédemment révélés qui ne rappellent, clairement ou de façon implicite, ces finalités suprêmes ou qui stipulerait une norme qui leur serait opposée. (Al-Shâtibî, 1999).

Aujourd’hui, l’universalité du Message dépasse largement le cadre des trois grandes religions et englobe toutes les croyances et les non-croyances. « Ã” hommes! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d'entre vous, auprès de Dieu, est le plus honnête. ». (S49-V13). Dans le cadre d’une démarche qui cherche les raisons d’être des injonctions et les intentions du Législateur, ce verset est très révélateur dans la mesure où il parle de la diversité comme une réalité évidente dans la composition des sociétés, puis de la raison d’être de cette réalité qui est le faite d’apprendre à ce connaître et de se mettre d’accord sur des valeurs communes. « Si la transcendance a voulu la diversité des «  nations et des tribus », la pluralité des religions, des couleurs et des langues, des cultures et des mémoires, c’est que l’universel qui, selon les musulmans, émane de la dernière religion révélée, est un universel forcément ouvert, partagé, inclusif et dynamique et non pas un universel craintif, exclusif et sclérosé et fermé Â». (Ramadan, 2008).

 

Le caractère universel de la religion à plus de sens aujourd’hui dans nos sociétés gérées par la mondialisation et touché par la diversité. Il s’agit principalement d’un appel à la convergence entre les différentes religions et les différentes philosophies qui composent nos sociétés pluralistes. « L’approche de la théologie fondée sur les finalités pourrait jouer un rôle important dans le dialogue et le rapprochement entre les religions Â» (‘Awda, 2008). Présenter le Message comme quelque chose d’universel, donne une possibilité de sortir du référentiel musulman pour se positionner dans un univers plus grand, de s’éloigne d’une vérité restreinte vers une vérité plus étendue, plus inclusive et donc moins conflictuelle. Cette lecture rationnelle des Textes religieux peut être le moyen le plus efficient pour agir de l’intérieur des communautés musulmanes et développer le vivre-ensemble. Les juristes et les intellectuels musulmans sont aujourd’hui responsables de proposer aux musulmans une lecture qui correspond à la réalité dans laquelle ils vivent tout en restant fidèle aux prescriptions formelles et à l’esprit de la religion. Actuellement, le défi que les musulmans sont appelés à relever partout dans le monde est de faire en sorte, à travers le raisonnement intellectuel orienté par une universalité inclusive, qu’il y ait une cohérence entre les lois exactes de la nature, les lois mouvantes des sociétés et les lois hybrides du message de l’islam.

 

 

 

[1]. Al-Sâtibî Abû Ishâq est un juriste musulman né, vécu et mort à Grenade en Espagne. Son œuvre magistrale Les Accords (al-muwâfqât) fut une réaction à l’inertie dont souffrait la pensée islamique de l’époque. Sa réflexion dans ce livre tourne autour de la conceptualisation de la théorie des finalités du droit musulman qui vise à comprendre les raisons d’être des injonctions divines pour pouvoir adapter lettre des textes sacrés aux changements spatiotemporels.

 

 

Bibliographie

 

 

 

 

- Arkoun, M. 2010.  La question éthique et juridique dans la pensée islamique, Vrin, Paris.

- ‘Awda, J. (2008). Maqasid al-Shari’a as philosophy of islamic law : A systems approach, The International Institute of Islamic Thought, Herndon, USA, P 258.

 

- ‘Awda, Jasser. (2008). Maqasid al-shariah An introductory guide, published by The International Institute of Islamic Thought.

 

- Babès, L et Oubrou, T. 2002. Loi d’Allah, loi des hommes, Albin Michel, Paris.

- Chebel, M. (2004). Manifeste pour un islam des Lumières, HACHETTE Littérature, Paris.

 

- Frégosi, F. (2008). Penser l’islam dans la laïcité, Éditions Fayard, Paris.

 

- Hallaq, W. B. 1997. A History of Islamic Legal Theories: An Introduction to Sunni Usul al-Fiqh. Cambridge: Cambridge University Press.

- Ibn Ashur, T. 2006. Ibn Ashur: Treatise on Maqasid al-Shariah. trans. Mahamed El-Tahir El-Mesawi. Herndon, VA: The International Institute of Islamic Thought.

 

- Jasser Auda. 2011. Maqasid Al-Shariah A Beginner's Guide, International Institute of Islamic Thought.

 

- Jedwab, J. (2006). Entretien avec Jack Jedwab, dans Québécois et musulmans main dans la main pour la paix, sous la direction de Marie-Eve Martel, Lancôt éditeur, Montréal, p 25.

 

- Paillé, P. (2006). Qui suis-je pour interpréter?, dans La méthodologie qualitative. Postures de recherche et travail de terrain, sous la direction de Pierre Paillé, 99-123. Paris :Armand Colin. p 104.

 

- Ramadan, T. (2008). La réforme radicale, éthique et libération, Presses du Châtelet, Paris.

 

- Ramadan, T. 2008. Islam, la réforme radicale : éthique et libération, Presses du Châtelet, Paris.

- Ramadan,T. (2003). Les musulmans de l’occident et l’avenir de l’islam, Sindbad, Paris, p 139.

 

- Talbi, M. (2014). L’islam est né laïc, Jeune Afrique, n° 28/07/2014, http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2793p034.xml0/

 

 

 

 

 

 

 

bottom of page